"Un artisan qui pétrit la matière pianistique de ses propres mains, qui cherche à créer de nouvelles formes."
Les Diabelli par Gorini : un véritable laboratoire pianistique
A l’occasion de l’exposition « La collection Courtauld », la Fondation Vuitton invite le jeune pianiste italien Filippo Gorini pour un récital entièrement consacré aux Variations Diabelli de Beethoven, en hommage à la série de concerts organisés par Elizabeth Courtauld, la femme du grand collectionneur, grande amie du pianiste Artur Schnabel. Retour sur un concert riche en élans et en contrastes.
Les Variations Diabelli ne sont pas une œuvre comme les autres, à la fois par leur proportion, leur histoire et leur exigence. L’histoire est devenue célèbre : lorsque l’éditeur Diabelli invite les compositeurs en vogue à écrire une variation sur un thème de valse de son cru, Beethoven refuse d’abord, jugeant le matériel initial trop pauvre, avant de changer d’avis et d’écrire 33 variations, soit plus d’une heure de musique! Rares sont les pianistes qui osent les jouer en concert, d’autant plus lorsqu’ils sont en début de carrière, et pour cause : véritable œuvre-laboratoire où le compositeur explore les limites de son écriture, les variations beethoveniennes requièrent un savoir-faire et une maîtrise de la forme remarquables. Filippo Gorini, du haut de ses 24 ans, n'est pourtant pas un novice en la matière : il y a deux ans, il a déjà consacré son premier enregistrement aux Diabelli.
Dès l’introduction du thème, le ton est donné : rapide, nerveux, fouillé et dense, avec des élans affirmés. De toute évidence, les Diabelli de Gorini ne seront pas ces variations méditatives, figées, hors temps, que l’on entend parfois. On assistera en effet au cours de ce concert à la construction brique par brique d’une forme, avec toujours la jouissance du détail et le suspens de l’édifice final, et l’on ne s’ennuiera pas une seconde. C’est d'ailleurs là le plus grand mérite du pianiste, dans cette œuvre où il est si facile de perdre l’auditeur.
De variation en variation, Gorini nous convie à un voyage riche en couleurs, où les contrastes entre les différents tempos et atmosphères sont mis en avant. Au-delà de l’écriture de Beethoven, c’est la rupture qui semble paradoxalement constituer le fil conducteur du discours. Aussi le pianiste a-t-il tendance à accentuer les indications de tempos. Le résultat est à double tranchant : si les variations lentes y gagnent une dimension magistrale, les variations rapides, de par la nervosité du jeu, sont souvent précipitées. Que l’on s’y trompe pas : cette nervosité est voulue, Gorini fait preuve d'une grande maîtrise de lui-même ; si le stress est perceptible au début, le pianiste devient plus à l’aise au bout de quelques variations. Toutefois, dans les motifs véloces, le son peut manquer de mordant (variation 5) ou de précision (15), et la volonté de donner aux Allegro ou Presto un côté brut et massif se solde, comme revers de la médaille, par un manque de clarté et des amas pas toujours compréhensibles. À l’opposé, les Adagio et Andante sont l’œuvre d’un travail d’orfèvre. Le son est poli, travaillé, incisif, proportionné, porte une tension et un tragique que l’on imaginait avec peine dans les Diabelli, et le résultat est bouleversant (14, 29, 31).
La recherche du contraste s’inscrit tout à fait dans la volonté du pianiste de faire des Diabelli une friche expérimentale où explorer les modes de jeu, d’attaque, le toucher, le son, les atmosphères. A ce titre, Gorini est comme un artisan qui pétrit la matière pianistique de ses propres mains, qui cherche à créer de nouvelles formes. Laboratoire pour le compositeur, qui s'empare délibérément d'un motif initial relativement pauvre, les Diabelli sont aussi un laboratoire pour l’interprète. Le pianiste réussit à marquer l’interprétation de sa touche personnelle, proposant une musique pleine d’élans, de silences, de surprises, et c’est justement pour cela que l’on ne s’ennuie pas un instant.
On peut s’interroger sur le contraste de finitions entre les variations lentes et rapides, qui est un choix délibéré et pertinent, mais sans doute pas encore tout à fait maîtrisé. Une vision plus globale rétablirait sans doute un certain équilibre qui fait ici défaut. De cet équilibre, Gorini en est proche, si l’on s’appuie sur sa maturité évidente et sur sa compréhension de l’univers de Beethoven. Pianiste passionnant à suivre donc, qui est loin d’avoir dit son dernier mot dans les Variations Diabelli.
— Manuel Gaulhiac, Bachtrack